TEMPÊTE SUR LA GALLOISE
Cette histoire est inspirée de la vie de l’artiste peintre Françoise Gilot. Elle se fonde sur des sources d’informations variées, mêlant très librement fiction et réalité.
© Heidi De Vries— site: Flicker
Il était temps de partir. Mes idées étaient terriblement confuses et pourtant, je l’ai éprouvé très clairement cette nuit-là, le temps était venu de me libérer. Une question de survie. Un rêve m’avait sortie du sommeil, un cauchemar plutôt et, bien que n’ayant jamais accordé beaucoup d’importance à ces choses là, celui-ci m’avait ébranlée plus que je n’aurai su dire. J’avais crié, je crois. En tout cas, j’en était sortie en sueur, haletante et terrifiée. Un long moment, je restais les yeux grands ouverts dans l’obscurité à dessiner mon rêve sur le plafond de la chambre :
Je suis à Paris, rue Jacob, et j’attends, mais je ne sais pas quoi. Je regarde les passants, les femmes en robes fleuries et les arbres de la rue. C’est le printemps. Les feuilles commencent à bourgeonner et le soleil caresse mon visage. Soudain, de l’autre côté de la rue, une femme surgit d’une galerie d’art. Elle a dans la trentaine, les cheveux bruns coupés court et porte une robe en soie vert émeraude et des chaussures à talons hauts, assorties à la couleur de sa robe. Elle lève les bras au ciel et me fais de grands signes. « Mais qu’est-ce que tu fabriques ? elle me crie. Viens, tout le monde t’attend, voyons ! » C’est Geneviève, mon amie. Je la rejoins et nous entrons dans la galerie. Dans Sa galerie. Elle est vaste et sur deux niveaux. Au rez-de-chaussée, deux pièces en enfilade séparées par une arcade, des murs blancs et un sol en parquet lambrissé. Sur la droite, à l’entrée, un large escalier, en bois sombre et aux marches tapissées de moquette rouge, conduit à l’étage, et, sous ce même escalier, une longue table a été dressée. Elle est garnie de petits pains de toutes sortes et d’une pyramide de coupes de champagne. D’un coup, je réalise la raison de ma présence et je me mets à trembler comme une feuille. Geneviève, qui ne me lâche pas d’une semelle, devine certainement mon appréhension. « Ne t’inquiète pas ma chérie, tout se passe à merveille, vraiment. Ton expo fait un carton ! Regarde qui est là, tout le gratin… et les points rouges sous tes tableaux, tu as vu ?J’en ai vendu trois déjà, tu imagines un peu ? Je t’avais bien dit de me faire confiance et attends, ce n’est qu’un début, j’ai plusieurs ventes sur le feu ! » Un serveur me tend une coupe. Je l’avale d’un trait. Geneviève a fait les choses en grand. Ma galeriste, ma soeur de coeur… je repense à notre première rencontre à l’académie Julian, c’était la guerre… et la jeunesse aussi ! On n’avait pas vingt ans et le monde était si vaste ! Geneviève et Françoise, Françoise et Geneviève, on nous appelait les inséparables … Je nous revois à écumer les cafés et les galeries du tout Paris … et le Louvre aussi, avec Geneviève en arrêt devant le Bethsabée et murmurant « Ce sera ça ou rien ! Un jour, je percerai les secrets de Rembrandt ! » Le rien l’a emporté. Geneviève a raccroché ses pinceaux. Pourquoi? Elle n’a pas su, pas voulu, ou encore quelqu’un s’y est opposé avec tant de noirceur qu’elle n’a pu qu’abandonner…
« Je ne lâcherai pas mes pinceaux, jamais ! Jamais! - J’ai parlé à voix haute. - Mais c’est encore heureux, souris Geneviève. Avec le talent que tu as, je te l’interdis formellement !
- Tu crois ? Je murmure.
- Ce que je crois, c’est qu’il est grand temps, pour toi, d’aller parler à tes admirateurs. Et au fait, tu ne m’as pas dit, que penses-tu de l’accrochage ?
- Oui, c’est…
- Bien, merci ! Me coupe Geneviève en riant aux éclats. De toute façon, je te le redis ma chérie, une fois les toiles peintes et sorties de l’atelier, elles ne t’appartiennent plus !
Un homme, à ce moment-là, surgit devant nous et prend Geneviève en aparté. Je n’entends pas ce qu’ils se disent. Les deux s’éclipsent très vite et je reste seule, pétrifiée, au milieu de la foule qui a envahit la galerie. Geneviève a réussi son coup, le vernissage est une réussite. Il y a beaucoup de monde, des collectionneurs et des artistes aussi, nombreux. Je vois Aragon et Miro, accoudés au bar, une coupe à la main. Matisse est là, lui aussi, en fauteuil. Il semble aller bien et, de ma place, je devine son oeil qui pétille. Peut-être rêve t-il déjà à faire le portrait de la jeune fille à ses côtés ? Ce qui m’inquiète un peu, à cet instant, c’est que personne ne vient à ma rencontre, pire même, ils semblent tous ne pas me voir, comme si j’étais transparente, alors qu’ils sont censés être là pour me soutenir… Ils sont peut-être là pour moi, après tout, car je vois Soulages et Hartung scruter une de mes toiles et leur discussion va bon train. Je les entends : « L’élève va finir par dépasser le maître… - C’est déjà fait, mon cher… - N’abuse pas… - Et pourquoi pas ? Regarde cet autoportrait, il est très fort… techniquement et émotionnellement. Elle a vraiment un don et cette chromatique de la couleur… - Vrai, à y réfléchir un peu… - Comme tu dis, notre cher Pablo s’inspire aussi bien de son travail à elle… »
Je désire les saluer, et les remercier de tout mon coeur, mais, à peine me dirige-je vers eux qu’ils ne sont plus là. Volatilisés, eux et tous les autres. La galerie est déserte et silencieuse. Je ne comprends pas. L’instant d’après, je suis dans mon atelier. Je dessine, comme lorsque j’étais enfant, avec application et facilité. Un visage émerge de la feuille blanche : des yeux petits et noirs enfoncés loin dans les orbites, une bouche comme une lame tranchante et un crâne chauve et hâlé de bonze tibétain. C’est le portrait de Pablo Picasso, l’homme dont je partage la vie depuis dix ans. Tout va très vite, l’instant encore d’après, je suis devant mon chevalet et j’essaie de travailler, mais je n’y arrive pas. C’est de la mauvaise peinture, médiocre, médiocre, médiocre ! Ma mère se penche sur mon épaule: « Une artiste doit travailler dur mais elle doit aussi trouver le temps de ne rien faire… » Je ne veux pas l’écouter. Je m’acharne sur la toile. En proie au délire, de rage et d’impuissance, j’assène de grands coups de pinceaux sur la toile. « Travailler à ne rien faire et laisser les idées venir à soi… , elle continue. - Je ne suis plus une enfant ! je hurle , et tu es morte maman ! Morte ! je sanglote, tu ne comprends donc pas que c’est ce qu’il veut, justement, que je ne fasse plus rien !»
J’ai fait quelque chose : une tâche. Pablo sourit, il dit : Laisse donc l’art aux véritables artistes et occupe toi plutôt des enfants.
Je me réveille en sueur, et comme ensevelie. Laisse donc l’art aux véritables artistes et occupe toi plutôt des enfants… Les mots flottent dans mon esprit. Picasso n’est pas tendre, c’est certain, et se montre même cruel et tyrannique, mais jamais il ne s’autoriserait à prononcer ces mots devant moi. Je ne crois pas… Mais peu importe.
Longtemps, je reste les yeux écarquillés sur le plafond de la chambre. Dans le silence de la nuit, j’écoute le vent dans les pins, et le ronflement de Picasso. Les reflets de la lune éclairent faiblement son visage. Il dort comme un enfant, les poings serrés, blottis contre sa joue et les jambes ramenées sous la poitrine. Je me lève sans bruit, enfile une robe de chambre et vais à la cuisine. Devant mon café, les souvenirs affleurent : notre rencontre au restaurant, la naissance de Paloma, celle de Claude, un voyage en Italie… C’est assez, je murmure tout haut. Je ne veux pas mourir. Il est temps de partir.
Isabelle Ducas, le 22 août 2023
Françoise Gilot, artiste peintre à la carrière prolifique, critique d’art et écrivaine, est décédée le 6 juin dernier à Manhattan. Elle avait 101 ans.
Françoise Gilot n’a jamais lâché ses pinceaux. Dès ses plus jeunes années, elle a le « sentiment que la peinture est toute sa vie. » À 20 ans, elle se destine naturellement à une carrière de peintre mais, si la jeune femme est encouragée par sa mère - Madeleine Renoult, peintre aquarelliste - son père, en revanche, réprouve avec force le choix de sa fille. Il la veut avocate. Elle refuse. Le père lui coupe les vivres et Françoise rompt avec lui.
En 1943, alors que Paris est occupée par les nazis, Françoise Gilot et son amie Geneviève - qui peint également mais ne continuera pas - déjeunent dans un restaurant non loin de Montparnasse, en compagnie du comédien Alain Cuny. Arrivent Pablo Picasso et sa compagne d’alors, Dora Maar. Picasso, qui connait Alain Cuny, demande à être présenté.
Une rencontre due au hasard.
Françoise Gilot a 21 ans, elle expose ses oeuvres pour la première fois.
Picasso a 61 ans, il est au fait de sa célébrité.
Rapidement, Françoise Gilot et Pablo Picasso font vie commune. Les trois premières années sont « heureuses, dira Françoise, placées sous le signe de la création artistique. »Elle fréquente Henri Matisse, Georges Braque, Jean Cocteau, Paul Eluard et André Malraux. De leur union naît deux enfants : Claude et Paloma.
Nous sommes maintenant en 1949. Si Picasso est volontiers jovial et plein d’enthousiasme en société où à l’encontre de parfaits inconnus, il se montre le plus souvent froid et colérique avec ses proches. Ses ex compagnes - Fernande, Olga, Marie-Thérèse, Dora Maar - en ont fait les frais. Françoise n’est pas sans l’ignorer. Leur histoire vire à l’affrontement, quasi permanent, à moins que Françoise ne fasse profil bas. Ce qu’elle ne fait pas, et ne fera jamais. Le monstre sacré Picasso, qu’elle surnomme le Minautore, ne lui fait pas peur. Il l’avertit : « On ne quitte pas Picasso ! » Une menace peut-être… mais Françoise n’en a cure. En 1953, après dix années avec Picasso, elle le quitte. Un crime de lèse-majesté qui va conduire à son excommunication. Le maître espagnol fera en sorte que Françoise ne soit plus exposée en France.
Elle poursuit néanmoins sa carrière, avec talent et acharnement. Comme nous le rappelle si justement Annie Maïllis, biographe et amie de la peintre « Françoise Gilot, c’est Me Too. Elle affirme : je ne suis pas qu’une créature. Je ne suis pas un objet de peinture, je suis un sujet, je suis peintre. »
Après avoir quitté Picasso, Françoise Gilot épouse Luc Simon, peintre également et avec lequel elle a une fille, Aurélia Engel. Cette dernière, conservatrice des archives de Françoise, dit de son travail « Elle peint ses émotions, répétant souvent ne pas peindre ce qu’ (elle) regarde, mais bien ce qui (la) regarde. »
Françoise Gilot part aux États-Unis. En 1963, elle écrit « Vivre avec Picasso », livre dans lequel elle dévoile, entre autres choses, les côtés sombres du monstre sacré. À la sortie du livre en France, en 1965, Picasso exerce tout ce qui est en son pouvoir pour que le livre soit interdit de publication, en vain. En 1969, s’ensuit une rencontre avec le biologiste Jonas Salk avec lequel elle vivra jusqu’au décès de ce dernier. Françoise Gilot peint plus que jamais, jusqu’à douze heures par jour. La Californie et ses paysages incandescents deviennent un thème majeur de sa peinture. Grande voyageuse, elle puise également son inspiration au détour des pays qu’elle sillonne. Ses oeuvres - notamment ses séries - en témoignent et font la part belle aux mythes grecs, aux canaux vénitiens ou aux femmes indiennes et sénégalaises. Patrick Weathers, marchand d’art, disait : « au delà de son excellent coup de crayon, j’admire sa capacité de coloriste. Il y a dans son travail « une qualité qui manquait à Matisse et à Picasso, dont le travail était volumineux. Le sien est à la fois gracieux et élégant, ce que ni l’un ni l’autre ne semblent avoir réussi à maîtriser. »
Françoise Gilot était une femme libre et une peintre… Une grande peintre !