PRIMÉS et DÉPRIMÉS

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PRIMÉS et DÉPRIMÉS

 

Le  03 mars 2024,  Isabelle Ducas.

 

 

 

 

Paris, 1936, par un dimanche de février glacial et vivement ensoleillé.

Sous la nef du Grand Palais des Champs-Elysées, la quarante-septième édition du Salon des Artistes s’achève. Les organisateurs de l’exposition sont heureux : un bon cru et, hormis bien sûr des artistes, exposants et ceux qui aimeraient, de nombreux visiteurs. Collectionneurs, galeristes ou promeneurs occasionnels. Chacun chacune a bu sa coupe de champagne, grignoté sa cacahuète, flâné dans les allées, regardé les oeuvres, conversé autour et…  éreinté à tour de bras ! Untel, un peintre du dimanche ! Honteux d’exposer une croute pareille… Pourquoi ne se contente-t-elle pas de poser… Pas mal, mais…C’est de la merde…  Encore un qui se prend pour Renoir… Vous avez vu la dernière de Chauleur-Ozeel ? - Oui, elle a progressé mais… - Les femmes, et c’est bien normal, manquent de capacité d’analyse et d’abstraction. Sa peinture n’y échappe pas !

Bref, au Salon, primés et déprimés en entendent des vertes et des pas mûres. Un peu avant la remise des prix et surtout après, ils les entendent. C’est que, pour les uns comme pour les autres, cette histoire de prix est une grande affaire. Pour les premiers, de belles perspectives en vue, et pour les seconds, des soucis à se faire. En tout cas, premiers ou seconds, chacun fait bonne figure, ou s’y essaie…

En cette année 1936, Jane Chauleur-Ozeel fait partie des premiers. Des premières des premiers même ! Médaillée d’or des paysagistes. Une victoire. Se composer une tête de circonstance, elle en sait néanmoins quelque chose. Dix ans qu’elle expose au Salon, et, hormis une mention honorable, rien. L’égo en prend toujours un coup. Mais Jane a tenu bon. Elle a travaillé, travaillé et travaillé. Pourquoi? Pour qui? Elle ne saurait exactement le dire, mais, confusément, elle sent que sans la peinture, elle existerait moins… Et elle veut exister, être quelqu’un, être une artiste reconnue pour son travail, pour son talent. Un chemin ardu, surtout pour une femme…

Jane se souvient, elle avait quinze ans, d’un sale déjeuner en famille. La veille, elle avait rencontré Pharaon de Winter, professeur à l’école des beaux-arts de Lille. En tremblant, elle lui avait montré ses dessins. « Un beau coup de crayon, oui, du potentiel… Vous êtes douée mademoiselle Ozeel ». Pharaon de Winter l’avait encouragée à intégrer l’école. Restait à persuader le père, Désiré Joseph Ozeel - un père né dans un autre temps où le Mouvement #Me Too était dans les limbes, le vote pour les femmes pas d’actualité,  l’avortement passible de la peine de mort et la peinture pour les femmes, à la rigueur, un simple passe-temps en attendant le mariage… C’est d’ailleurs ce qu’il avait décrété, le père, tout en découpant le poulet, d’une voix blanche de fureur : Douée ? Admettons, si Winter le dit, mais de là à en faire ton métier ! Non, c’est non ! Quelle absurdité ! Heureusement, cela te passera avec le mariage ma fille… »

Cela n’était pas passé. « Comme les jours ont filé depuis ce repas de famille, songe Jane. Quatre décennies. Désiré et Pharaon sont partis depuis des lustres… Dommage, comme j’aimerais qu’ils soient là… me voient, moi, Jane Chauleur-Ozeel, médaillée d’or … Une consécration enfin ! »

Jane Chauleur-Ozeel, à l’instar de beaucoup d’entre nous, marche avec deux visages. Il y a celle qui affiche un air détaché et qui dit : « prétendre que celui-ci est meilleur que l’autre, c’est très réducteur. Comme si on disait Rembrandt est meilleur que Brueghel ! On peut les étudier, oui, comparer leur technique, les apprécier différemment, mais les estimer comme des chevaux de courses à Longchamp, non, c’est idiot ! »

Et puis il y a l’autre, la Jane de ce dimanche de février, la Jane à qui on vient de décerner une médaille et qui, sur l’estrade, se fend d’un petit discours, au départ un peu hésitant :

«  Mes chers collègues et membres du Jury, merci… merci mille fois… C’est un grand honneur que vous me faites et pourtant… Comment vous dire… Ma joie n’est pas sans mélange…Arrivé là, son petit speech se fait plus ferme… Pourquoi, me direz-vous ? C’est que j’ai entendu beaucoup de choses cet après-midi, des choses…qui bourdonnent encore à mes oreilles: « peintre de ménage ! Une bonne copiste à la rigueur ! Sa peinture est charmante et gaie ! » Des critiques ?Non ! Les critiques, quand elles en sont, je les accepte bien volontiers croyez-moi ! Mais là, ce ne sont que des insanités ! Oui, messieurs, des insanités, parfaitement !  Insanités dictées par la bêtise parce que je suis une femme ! Par la jalousie ! Dans son carnet intime, Berthe Morisot a écrit : « Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme traitant une femme d’égal à égal, et c’est tout ce que j’aurais demandé, car je sais que je les vaux. » Je prends ses mots à mon compte : vous ne me traitez pas en égale, mais je sais que je vous vaux ! Jane s’interrompt un instant et regarde son auditoire. Un mot encore, les derniers : je ne suis pas une femme peintre, je suis PEINTRE et (à cet instant précis, elle brandit sa médaille ) bien meilleure que vous ! »

 

Après ce discours -entre parenthèse, une pure affabulation -  Jane Chauleur-Ozeel a poursuivi sa route. Et sa carrière de peintre - là, c’est la réalité. Elle a été exposée dans de grandes galeries ; a été vendue, plutôt bien, et a exécuté des commandes, très régulièrement. Tout cela avec talent et jusqu’à la fin de sa vie, qu’elle a eu longue. On pourrait penser, légitimement, que ses oeuvres, ou au moins son nom, aient laissé une trace dans l’histoire de l’art ? Non. A l’instar du soleil qui se replie brutalement de l’autre côté de la terre, elle est tombée dans le noir. Plus précisément dans une boîte, et la boîte dans une réserve, et la réserve dans un musée, et le musée celui des beaux-Arts de Lille. Sa seule compagnie, de curieuses petites bestioles avec une touffe de poil orange sur la tête. Insectes xylophages, disent les experts - moins grosses qu’une tête d’épingle et plus voraces qu’une armée de crocodiles, capables de se nourrir de n’importe quoi, du carton, du bois et même du verre ! Alors du lin, vous pensez bien ! Mais les experts, encore eux, ont veillé au grain et Jane, ou plutôt ses tableaux, n’ont pas trop pâti de la situation. Ils ont eu droit à la fumigation - un traitement barbare - mais indispensable à la préservation - qui consiste à mettre l’oeuvre contaminée dans une housse hermétique avec des oxydes de fer pour asphyxier les vilaines bêtes. Hormis ces trois ou quatre fumigations en cinquante ans, de Jane Chauleur-Ozeel il n’en a jamais été question. Un demi siècle d’anonymat. Plongée dans les ténèbres. Oubliée dans la poussière et l’humidité qui glace les os. Reléguée dans un tiroir, ou sur une étagère. Un numéro dans les archives, noyée parmi soixante milles autres, invisibilisée…

 

Mais le talent ne connait pas le nombre des années et aujourd’hui, grâce à l’exposition « Où sont les femmes ? », Jane est visible. Elle et d’autres. Pour n’en citer que quelques unes : Angèle Fauche, Jacqueline Comerre-Paton, Geneviève Asse, Marie Laurencin… Des figures de l’ombre, exclues de l’histoire de l’art. Des artistes contemporaines, mais pas seulement, exposées actuellement jusqu’au 11 mars au palais des Beaux-Arts de Lille. C’est là que j’ai pu apprécier leur travail. Des femmes peintres, sculptrices et photographes, qui ont fait carrière mais dont le nom s’est effacé. Alice Fleury, l’une des deux commissaires de l’exposition avec Camille Belvèze, l’avoue : « Nous ne connaissions qu’une dizaine de ces artistes ! Elles ont fait carrière mais leur travail n’est pas passé à la postérité. »  On a peine à y croire mais sur 60 000 oeuvres conservées dans les réserves du palais, seulement 135  sont signées par des femmes  ! Pour notre plus grand bonheur, 80 de ces 135 sont exposées… Pas mal quand on songe à l’éternité qu’elles ont passé sous terre…

 

 

 

Jane-Agnès Chauleur Ozeel

Lille, 1879 - Bailleul, 1967

Méditations 

1945

Huile sur toile

Collection ville de Lille, dépôt au Palais des Beaux-Arts, 1989

 

 

Jacqueline Comerre-Paton

Paris, 1859-Le Vésinet, 1955

Hollandaise

1889

Huile sur toile

Envoi de l'État, 1889, transfert de propriété à la ville de Lille, 2006