Le bordel de nos existences.

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Le bordel de nos existences.

Le 29 novembre 2023, Isabelle Ducas

Mathilde n’est pas là. Nous avons rendez-vous devant le mahJ, à 15 heures, rue du Temple. Elle est en retard. Le mahJ, musée d’art et d’histoire du Judaïsme, expose Joann Sfar. L'exposition est intitulée :   

Un joli titre et une affiche qui ressemble bien à l'auteur.
Logique, me direz-vous. Les illustrations sont de lui. Joann Sfar, je connais assez bien. Récemment, j'ai lu -relu - "Synagogue" et "Klezmer". Le mahJ, par contre, je ne connais pas. Il faut dire que les musées, à Paris, ne manquent pas, et le mahJ n’est pas le seul musée où je n’ai encore jamais mis les pieds. Mathilde et moi avons une étude à rendre sur la scénographie de l’exposition. Il est 15 heures passées, mais pas de Math. J’ai le pressentiment qu’il est inutile de l’attendre. Mais, j’attends quand même. Sur le trottoir, devant le musée. Quelques minutes, une dizaine peut-être bien, et j’appelle. Rien. Je tombe directement sur la messagerie. Le pressentiment, qui était flou, prend corps : Mathilde ne viendra pas. Elle m’a plantée. Volontairement. J'en ai la conviction. Mettre les mots sur la cause de sa désertion, je n’y arrive pas. Pas encore. Ça fait trop mal. Mathilde est une fille vraiment chouette, très intelligente, très ouverte. Pas ma meilleure amie, mais, une bonne copine dirais-je.  Quelqu'un avec qui j'ai des affinités. Alors je me raisonne, me sermonne :

Tu n'es pas le centre du monde, me dis-je. qu’est-ce que tu vas chercher encore? Tu te racontes des histoires ! Elle est en chemin, dans le métro sûrement…

Et j’attends toujours. Avec tous les commerces en gros, la rue du Temple, animée en semaine, est étrangement calme cet après-midi. Il fait très doux, un temps de printemps en automne. Devant le musée, il n’y a pas la queue. Presque personne. Je consulte mon téléphone. Pas d’appel manqué, pas de texto. Je lui en envoie un, qui reste sans réponse. Au loin, j’entends des cris indistincts. Une clameur qui enfle. Ça vient de la place de la République. Mon téléphone me renseigne : une manifestation. À priori, de grande ampleur : la clameur sature l’espace. J’ai une boule au ventre. Cinq minutes s’écoulent, et ma patience s’effrite. Ses évitements à répétitions, ça commence à bien faire, me dis-je. Elle abuse ! Qu’elle prévienne, c’est la moindre des choses, si elle a un problème… Et de problème, subitement, j’en ai un : ma vessie est prête à éclater. Les sanitaires du musée, évidemment, je pourrai m'y soulager... J'hésite. Non, et si je manquais Mathilde... Elle arrive. Ne me voit pas. Appelle. Mais pas de réseau à l'intérieur. Elle repart. J'avise une brasserie à vingt mètres, le Oken.  Après m’être rendue aux toilettes, je m’assieds en terrasse, commande un café. Mon téléphone sonne. C’est ma mère, je ne décroche pas. Ma mère, je l’adore, mais elle m’étouffe. Si je l’écoutais, je ne bougerai pas d’une oreille, jamais. J’ai beau avoir dépassé allègrement la majorité, elle me materne comme si j’étais une enfant de 5 ans. « Materner » n’est peut-être pas le terme exact, disons plutôt qu’elle a peur qu’il m’arrive malheur. C’est comme ça. Elle n’y peut rien. Ma mère est une inquiète. Forcément, en ce moment, avec l’antisémitisme qui galope, l’inquiétude lui colle à la peau du soir au matin !

Qu’est-ce qui m’a pris de lui dire que j’allais au musée d’art et d’histoire du Judaïsme ? J’ai parlé trop vite, comme toujours. Se taire ou mentir, j’ai du mal. Les yeux lui sont sortis de la tête - j’imagine les yeux, notre échange était téléphonique - et elle a gémi :

« Tu as trouvé que ça ?! Et si… C’est dangereux en ce moment…

-       Maman, arrête, on va pas s’arrêter de vivre, non?
-       Non, bien sûr, mais le mahJ  c’est pas l’endroit idéal quand même… Pourquoi vous                 n’allez pas au Louvre ou… je ne sais pas, moi !
-       Justement, tu sais pas ! Avec Mathilde, on étudie la scénographie de l’expo sur Joann Sfar et Joann Sfar, c’est au mahJ qu’il est exposé !
-       Vous auriez pu choisir un autre endroit ou…
-       Oh Mam st’plait, arrête de t’en faire ! C’est pas la guerre, tu sais…
-       Ah, parce que tu crois que le passé ne peut pas revenir…
-       Stop ! Et puis quoi, ce n’est pas écrit sur mon front, ou si?
-       Bon, mais, tu fais bien attention… et tu m’appelles, hein… Et…
-       Et quoi encore?
-       Non, rien ma chérie…»

Je tourne mon café quand mon tél vibre. Encore ma mère. Un message cette fois « Tout va bien Débo ?  Il y a une manifestation à la République. Je m’inquiète, appelle-moi, stp. Maman ». Je la rassure, par message. De raconter des bobards, c’est plus facile par écrit. Alors j’écris : je suis dans le musée, avec Mathou. T’inquiète mam, je t’appelle après.

Il est quinze heures trente et toujours pas de Mathilde à l’horizon. Comme si ma mère déteignait sur moi, je sens une angoisse qui monte. Et ça m’énerve de me soucier pour des conneries. D’autant que, dans mon for intérieur, je sais qu’il ne lui ai rien arrivée. Du tout. Enfin, rien de grave. Rien qui ne l’empêche d’être là. Un choix, le sien.  Ce que je sais : depuis le 07 octobre, elle me regarde en biais. Comme d’autres, du reste. À moins que ce soit dans ma tête ? Peut-être suis-je un peu parano… Mais, tout de même, c’est fou ce qui se passe en ce moment à l’école. Depuis quand on blâme les victimes ! Et Mathilde, une féministe militante, pas comme moi,  n'a pas eu un mot pour toutes ces femmes violées en Israël. Les blagues douteuses qui circulent dans les couloirs, un tag antisémite dans les toilettes… Je n’aurai pas cru ça possible, ces remugles de haine.  À croire que certaines choses ne meurent jamais, ou pas tout à fait. Elles couvent, sous la cendre, et, au moindre souffle de vent, elles se propagent plus vite que tous les covid du monde. Si seulement il existait un vaccin… J’en suis là, à tourner en rond dans ma boîte crânienne, à me faire des films, comme on dit, et à les rembobiner.  Et le film que je me passe en boucle, à ce moment-là, n’a rien d’une fiction : fin septembre,  je suis en amphi. Mathilde est assise à mes côtés. Le cours, intitulé « Scénographies et architecture de l’espace »,  est sur le point de s’achever. Pour finir, la prof nous demande un travail à lui remettre pour le 02 novembre, travail rendant compte de la scénographie dans une exposition. Elle conclut par ses mots :

« Un seul conseil : aiguisez votre oeil. Les expositions ne manquent pas en octobre et les lieux…  Modigliani à l’Orangerie, Van Gogh à Orsay, Staël au MAM ou Joann Sfar au mahJ…  En binôme, comme d’habitude, et merci à tous ».  Comme je m’y attends, et comme je serais déçue qu’il en soit autrement, Mathilde se tourne vers moi : « Tu es partante pour le mahJ ?

-       Joann Sfar ? Non… Enfin, je ne sais pas, je pencherais plutôt pour le Musée d’Art Moderne…
-       C’est qui là-bas ?
-        Nicolas de Staël. Je pense que…
-       Oh nan, c’est bon, les morts ! Sfar, c’est génial, j’adore son trait et, franchement, pour la scéno, je suis sûre que ce sera plus interessant…
-       Si tu le dis.
-       En plus, c’est un mec de chez toi !
-       C’est à dire ?
-       Et bien, il est Juif !
-       Je ne vois pas le rapport…
-       Je déconne, meuf ! »

Mon café est froid. J’ai la tête à l’envers. Mathilde aussi, avec son regard qui m’évite depuis quinze jours. Elle m’a rangée dans le mauvais camp. D’office. Le monde ne tourne pas rond, les gens non plus. Le temps a passé. Il est 16 heures, et le musée ferme à 18 heures. L’exposition consacrée à Joann Sfar est riche : 250 planches et dessins, des books, des photographies et des films… Sfar est un artiste très productif, un travailleur acharné et sa « vie dessinée », si je ne veux pas la manquer, il est temps de me bouger. Ce que je fais.  Et hop, direction le mahJ !

 

L’exposition est foisonnante. Elle parle. Me parle. De quoi ? De tout. L’enfance, l’amitié, la sexualité et la mort. De la vie, quoi ! Et d'art aussi, évidement. De processus créatif.  Cela fait un bien fou. Autant de thèmes abordés avec bonheur, et avec talent. Croquis, dessins, écrits. Je suis imergée dans l'univers de Sfar. Un univers universel, et qui parle à tous, juif ou pas. Je prends quelques photographies. Passe de longues minutes à regarder ses croquis, à lire les textes qui les accompagnent...  Les oeuvres sont exposées chronologiquement. La jeunesse de l'artiste, passée à Nice et comme il a trouvé un refuge dans le dessin. Ensuite arrive l'époque parisienne : formation à l'École des Beaux-Arts; les rencontres avec David B., Christophe Blain, Émile Bravo, Riad Sattouf...; l' atelier Nawak, l'atelier des Vosges ; les auteurs qui l'ont inspiré ( Romain Gary, Joseph Kessel...); les peintres et la musique... Une exposition foisonnante, donc, qui reflète un peu - et l'exposition est  conçue  pour- le "bordel de nos existences ", dixit Joann Sfar. Quoi d'autre à ajouter ?

 

 

 

 

 

J'ai passé deux heures au mahJ. Deux heures pendant lesquelles la désertion de Mathilde ne m'a pas effleurée l'esprit. Deux heures pendant lesquelles je me suis réconciliée avec le genre humain.

Une fois rentrée chez moi, je lui ai envoyé les photos que j'avais prises au mahJ. Et je lui ai écrit un petit mot. L'expo vaut le détour, tu devrais aller y faire un tour. J'ai acheté à la librairie du musée " A young man", si ça t'intéresse, je te la refilerais...

À cette heure, je suis toujours sans nouvelle...