Londres. National Gallery, vendredi 14 octobre 2022 aux environs de 10h30. Une vielle dame, précédée de deux jeunes filles vêtues de larges sweat-shirt noir à capuche, pénètrent dans le Central Hall du Musée. La vieille dame n’y prend pas garde. Elle est émue. Elle est, pour ainsi dire, en pèlerinage. Comme tous les ans, à cette date, et depuis maintenant plusieurs décennies, elle se rend à La National Gallery. Elle a son rituel et, comme à l’accoutumée, ses pas la portent en direction de la toile du grand maître flamand « Les Tournesols ». Non pas que « La Vierge aux rochers » de Léonard de Vinci, « Jeune Femme debout à l’épinette » de Vermeer ou encore « Pluie, vapeur, vitesse » de J.M. W Turner ne trouvent grâce à ses yeux. Au contraire. Mais l’oeuvre de Vincent Van Gogh lui évoque tant de souvenirs, à commencer par son père. Un père prénommé Vincent lui aussi, et artiste peintre lui aussi. Amateur certes, mais tout de même.
Ce père disparu pour qui Art et Vie ne faisaient qu’un ! Un homme passionné et passionnant qui rêvait de se rendre un jour à Londres à La National Gallery pour, comme il disait « respirer les tournesols en direct, avec tous mes sens ! »
Le père avait soif d’apprendre et de transmettre. A sa fille : la vieille dame d’aujourd’hui, l’enfant d’hier qui voulait tenir un pinceau et mettre du jaune et du vert sans déborder. Comme Papa ! Alors le père, patiemment, dessinait les contours de tournesols que la petite fille coloriait avec application. La vielle dame avait 6 ou 7 ans, elle ne sait plus très bien. Elle habitait en France alors, en 1942. La famille, candidate à la Shoah, est prise dans la tourmente. Le père, né un 14 octobre 1912, n’a pas survécu et tous les 14 octobre la vielle dame rend visite aux Tournesols. Un hommage. Une espèce de devoir de mémoire… Elle ne sait pas très bien. Qu’importe, a-t-on toujours besoin de mettre un nom sur ce que l’on éprouve ?
A présent, elle est là, devant ce chef-d’oeuvre emblématique de l’histoire de l’art évalué à plus de 84 millions de dollars. La vielle dame ignore les chiffres et ne s’en soucie pas le moins du monde. Face à l’oeuvre, elle sourit, émue et songeuse, quand soudain surgissent deux jeunes femmes dans son dos. Elles portent des tee-shirt blanc sur lesquelles est inscrit en lettres majuscules « JUST STOP OIL ». A grands cris, elles réclament l’arrêt de tout projet pétrolier ou gazier. Ce sont deux militantes écologistes qui, en un clin d’oeil, se métamorphosent en guerrières. Armées de boites de conserve de soupe à la tomate, elles aspergent « Les Tournesols » de Vincent Van Gogh. L’instant d’après, elles s’engluent les mains et les plaquent au mur. A l’instar du public, la vieille dame est sidérée. Eberluée, elle n’en croit pas ses yeux. Ses lèvres tremblent. Presque au ralenti, elle porte la main à son coeur avant de se diriger doucement vers la sortie du Musée.
Pendant ce temps, les deux jeunes femmes, toujours plaquées au mur, justifient leur action devant quelques journalistes présents. Elles déclarent : « Qu’est-ce qui a le plus d’importance : l’art ou la vie ?… Êtes-vous plus inquiets par la protection d’une peinture ou par la protection de la planète et des gens ? … » Le collectif n’en est ni à son premier coup d’éclat ni à son premier acte de vandalisme.
A présent la vielle dame est sortie. Avant de s’effondrer sur les marches de La National Gallery, elle murmure pour elle-même : L’art ou la vie ?… Non, l’Art est la Vie…
Et puis elle disparaît. Mais a-t-elle seulement existé en dehors de mon imagination ?
Isabelle Ducas, le 29 novembre 2022
Les tournesols, Vincent Van Gogh, août 1888
Huile sur toile, 93 x 73 cm, Londres, National Gallery