Fuck Abstraction de Miriam Cahn,
Le tableau vandalisé le dimanche 7 mai au Palais de Tokyo à Paris
Des chefs-d’oeuvre de la peinture vandalisés, il y en a eu beaucoup ces derniers temps et il est à parier que cela continue encore demain. Ces actes de vandalisme sont revendiqués et assumés par de jeunes collectifs d’activistes pro-climat - parmi lesquels Just Stop Oil dont j’ai évoqué l’existence dans un article précédemment intitulé L’Art est la vie. Ces collectifs, désireux d’attirer l’attention des médias et visant à alerter sur l’urgence de mettre fin aux exploitations de gaz naturel et de pétrole - aspergent les tableaux de diverses substances colorées et, le plus souvent, comestibles : soupe à la tomate, tarte à la crème, purée de carotte, betterave, pomme de terre ou autre… Parfois aussi, ils s’engluent les mains de colle forte et s’arriment aux oeuvres. On peut citer ici La Joconde au Louvre, Les Tournesols de Van Gogh à la National Gallery de Londres, Les Meules de Monet au musée Barberini de Potsdam en Allemagne, Printemps de Botticelli а la Galerie des Offices de Florence, des Pêchers en fleurs de Van Gogh а la Courtauld Gallery de Londres ou du Massacre en Corée de Picasso au musée de Melbourne… À cette liste non exhaustive vient de s’ajouter un autre tableau intitulé Fuck Abstraction de Miriam Cahn au Palais de Tokyo…
Si vous m’avez lu jusqu’ici, vous vous dites peut-être : Eh bien quoi? Un tableau vandalisé, encore un ! Il n’y a rien là de bien nouveau sous le soleil, ou si?
Certes, un énième tableau vandalisé n’a en soi rien d’un événement exceptionnel sauf que… Cette fois les choses sont différentes.
Primo, Fuck Abstraction n’est pas un tableau de grand maître ( dans le sens où Miriam Cahn - et je précise ici que j’apprécie grandement son travail - n’est pas aussi connue que Van Gogh ou Botticelli ). Deuxio, l’acte de vandalisme est le fait d’un homme qui, vraisemblablement, ne partagent pas grand chose avec les activistes pro-climat mais plutôt avec des activistes de la « fachosphère ». Notre homme, a révélé Le Monde, se nomme Pierre Cassin. Il est âgé de 80 ans et ex-chef du groupe du Front National au conseil municipal des Mureaux ! Dimanche 7 mai, dans l’après-midi, après avoir fait le tour de l’exposition, il se pose devant « Fuck Abstraction » et l’asperge de peinture violette. Le tableau faisait polémique depuis plusieurs mois, ses détracteurs le qualifiant de tableau pédopornographique. Exposé depuis mi-février, il représente une personne frêle aux mains liées, contrainte à une fellation par un homme puissant sans visage. À cette époque et à une députée RN qui réclamait que la toile soit décrochée, la Ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, avait répliqué : « Oui, l’art peut choquer, peut questionner, peut parfois susciter du malaise, voire du dégoût. L’art n’est pas consensuel et la liberté d’expression et de création est garantie par la loi. »
Que la loi soit du côté de l’art n’a pas plu à nos détracteurs (pour la plupart de droite) . Pour nous, ont-ils grincé, la personne agenouillé est un enfant et ce tableau, quand bien même l’auteure ne l’ait pas voulu, est pédopornographique. Miriam Cahn a démenti. Elle a déclaré: « Ce ne sont pas des enfants qui sont représentés. Ce tableau traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre, comme crime contre l’humanité. Le contraste entre les deux corps figure la puissance corporelle de l’oppresseur et la fragilité de l’opprimé, agenouillé et amaigri par la guerre. » Miriam Cahn, artiste suisse âgée de 73 ans, dénonce à travers ses oeuvres les horreurs de la guerre, et ce depuis une quarante d’années. Miriam Cahn, après s’être largement documentée, comme elle le fait toujours, raconte avec son tableau Fuck Abstraction ce qu’est la guerre, et notamment la guerre en Ukraine. Le tableau a été pensé et réalisé suite à l’invasion de la ville ukrainienne de Boutcha par l’armée russe. Certes, le tableau et ce qu’il représente - un viol de guerre - peut déranger et dérange. Comment rester indifférent devant une telle atrocité ? Mais, en aucun cas, on ne peut se méprendre sur l’intention de l’artiste - qui est de raconter la guerre et ce qu’elle peut faire, en l’occurence un viol, un viol de guerre - ou sur le « message » véhiculé par l’oeuvre.
Après la dégradation de l’oeuvre, Le Palais de Tokyo a porté plainte. L’artiste Miriam Cahn a décidé de laisser la toile « Fuck Abstraction » en l’état et accrochée jusqu’à la fin de l’exposition. La ministre de la Culture Rima Abdul Malek a dénoncé "l'instrumentalisation" de cette affaire par le Rassemblement national. Elle a interpellé Marine Le Pen sur Twitter : « Un ancien élu FN attaque l’oeuvre de Miriam Cahn après la campagne de dénigrement de votre parti… »
"S'en prendre à une œuvre, c'est attenter à nos valeurs. En France, l'art est toujours libre et le respect de la création culturelle, garanti", a réagi pour sa part Emmanuel Macron sur Twitter.
Espérons que cela dure…
Le 12 mai 2023, Isabelle Ducas