Texte par Isabelle Ducas, le 25 avril 2023
1920, Allemagne, Potsdam. La ville située non loin de Berlin, avec son architecture toute en voûtes et fioritures, témoigne du faste prussien. Pour les Stern, Johanna Margarethe (née Lippman) et Siegbert Samuel, la vie y est belle alors : entreprise de textile florissante, magnifique demeure sur le Griebnitzsee et quatre enfants nés entre 1899 et 1909, tous en excellente santé. La première guerre est derrière eux et la seconde ne se profile pas encore à l’horizon. Alors oui, les Stern ont une belle vie et Potsdam est pour eux, à cette époque, presque un petit paradis sur terre. Que la ville, le 21 mars 1933, soit le théâtre de la première mise en scène nazie par Goebbels, les Stern ne peuvent l’imaginer. Et comment le pourraient-ils ? Si Johanna et Siegbert sont juifs, ils sont allemands aussi. Ou plutôt, allemands d’abord et juifs ensuite - à l’instar de mes arrières grands-parents juifs hongrois profondément attachés à leur pays et assimilés, je suppose que Johanna et Siegbert se sentent appartenir à leur patrie et ce sans contre partie. Et quoi de plus normal ? La religion est du domaine privé. Pour le reste, ou le tout, ils sont allemands et n’envisagent pas un instant que cela puisse être remis en cause. N’allez pas les traiter de naïfs, au contraire. Les Stern sont des gens éclairés, très, et généreux également. D’ailleurs, ils entendent faire profiter de leur richesse et participent, dés 1916, à la création d’une organisation pour aider les Juifs qui ont fui l'Europe de l'Est et vivent dans la pauvreté en Allemagne. Ils soutiennent également les artistes. Comment ? En achetant leurs oeuvres. Car les artistes, chacun en convient aisément, ne se nourrissent pas de tubes de peinture ou de belles paroles et encore moins de like sur internet, d’autant que l’outil n’a pas encore été inventé ! C’est qu’il faut bien vivre, et ceci est valable aujourd’hui comme hier, n’est-ce pas ?…
Mais revenons à Johanna et Siegbert. Le couple est au cœur de la vie culturelle berlinoise des années d’après guerre et fréquente, entre autres, Thomas Mann, Franz Kafka et Albert Einstein. Férus d’art, ils ont constitué une collection très impressionnante de dessins et de tableaux. Une bonne centaine au moins. En matière d’art, le couple, large d’esprit, fait preuve d’éclectisme. Leur collection va des peintures de maîtres hollandais anciens à Renoir et de nouveaux venus plus aventuriers, dont Munch et Kandinsky. Celui-ci n’est pas encore le grand maître de la peinture russe que tout le monde s’arrache mais Siegbert est un fin connaisseur et collectionneur. Séduit par l’artiste et sa peinture avant gardiste, en 1924, il fait l’acquisition de Murnau mit Kirche II (Murnau avec église II) et accroche la toile dans sa salle à manger.
Ici une petite digression s’impose avec un bond dans le XXI ème siècle.
Le Murnau mit Kirche II (Murnau avec église II) de Kandinsky a été vendu tout récemment (mercredi 1er mars 2023 ) près de 42 millions d’euros chez Sotheby’s Londres. Une somme faramineuse ! Si cette huile sur toile a été peinte en 1910, à un moment charnière de l’Oeuvre du peintre russe qui se tourna alors vers l’abstraction, cela n’explique pas tout… 42 millions d’euros, tout de même ! C’est que cette peinture a une histoire… Une histoire liée à celle de la famille Stern justement. Une famille candidate à la Shoah, une famille spoliée, assassinée et dont les descendants ont eu le plus grand mal à obtenir la restitution de la fameuse toile. Une restitution gagnée de haute lutte donc et actée l’an dernier. Il faut préciser ici que ce n’est qu’il y a près de 10 ans que Murnau mit Kirche II a été identifié dans un musée d’Eindhoven, aux Pays-Bas, où il se trouvait depuis 1951. Mais quand bien même le tableau aurait été localisé plus tôt, il y a fort à parier que la restitution aurait été une âpre bataille et les héritiers Stern en savent quelque chose. C’est que les restitutions ne sont jamais choses aisées : il faut réunir des preuves, beaucoup, et s’armer de patience et d’argent… Tout cela, les 13 survivants en ont cruellement conscience. Une partie du fruit de la vente du fameux « Murnau » sera consacrée à aider en vue d’autres restitutions suite aux spoliations dont ont été victimes des familles juives. Ils ont déclaré : « Bien que rien ne puisse défaire les méfaits du passé, la restitution de cette peinture qui signifiait tant pour nos arrière-grands-parents a une signification immense pour nous, car c’est une reconnaissance et elle referme partiellement une blessure qui était restée ouverte à travers les générations. »
Mais revenons aux années 20 chez Monsieur et Madame Stern. La toile de Kandinsky (et d’autres) figure en bonne place dans leur salle à manger et chaque jour, en prenant leur café, ils sont en tête en tête avec Kandinsky. Le ciel est encore dégagé et l’Europe en paix, enfin à peu près. Quelques années passent. Les enfants Stern sont adultes à présents et Johanna et Siegbert sont même devenus les heureux grands-parents d’une magnifique petite Dolly. Heureux oui, mais anxieux. Le ciel s’enténèbre. C’est que les nazis gagnent du terrain. En 1933, ils accèdent au pouvoir. Pour les Stern et pour des milliers d’autres comme eux, parce que juifs, victimes de persécutions incessantes, s’amorce alors une descente vertigineuse en enfer. Une partie des enfants Stern fuient pour les Pays-Bas. En 1935, Siegbert meurt de causes naturelles et la vie de Johanna devient de plus en plus difficile. Elle fuit à son tour pour les Pays-Bas et y arrive, via la Suisse, en 1937. Avec l’aide de son fils Hans, elle réussit à récupérer une partie de sa collection de meubles et tableaux. A Amsterdam, elle retrouve ses enfants, sa petite-fille Dolly et son beau-frère, et espère y trouver la sécurité. Une vaine espérance : les nazis ont des complices partout en Europe et l’antisémitisme connait des jours de gloire. Bientôt la guerre est là. En mai 1941, les nationaux-socialistes occupent les Pays-Bas et les Stern, déclarés apatrides, rentrent dans la clandestinité. À l’instar de nombreuses familles juives, du moins celles qui le peuvent, les Stern lèvent des fonds en vendant de précieuses œuvres d'art à des prix défiant toute concurrence à des marchands peu scrupuleux. Ces « ventes » d’oeuvres d’art sont un crève coeur mais si c’est le prix à payer pour notre liberté, surtout pour Dolly elle est si jeune encore, a peut-être songé Johanna, je m'y résous volontier...
Ces marchands qui, bien souvent, travaillaient à la solde des nazis, lui offraient la perspective alléchante de la liberté : elle pourrait avoir un visa, lui permettant de quitter la Hollande avec sa famille, en échange d'un tableau de l'artiste français Henri Fantin-Latour. Johanna s’exécuta. Un leurre. Elle fournit les photos mais de visas, elle n’en vit jamais la couleur. Un peu plus tard, elle fut approchée par un homme du nom de Myrtil Frank, un marchand d’art considéré par les Alliés comme un proche de Kajetan Mühlmann qui était en charge du pillage des oeuvres d’art par les nazis , et lui cèda, toujours à un prix dérisoire et en espérant les précieux visas, l’oeuvre de Kandinsky Murnau mit Kirche II. Là encore, Johanna ne vit pas l’ombre d’un visa. Car de visa, bien évidemment, il n’en était pas question. La politique de spoliation mise en œuvre par l’Allemagne nazie et par d’autres états complices était intimement liée au projet génocidaire nazi : exterminer les Juifs d’Europe et s’accaparer leurs biens. Johanna Margarethe Stern n’a pas survécu. Sa fille Louise Henriette et son mari, les parents de Dolly, non plus. Arrêtés en 1943, ils sont déportés et assassinés à Auschiwtz. Les autres enfants de Johanna ont survécu à la Shoah et la petite Dolly également…
Rendez-vous très prochainement sur Myartmarket pour découvrir comment Dolly, cette petite fille de 7ans, a survécu…