ANTONIETTA, une fillette pas comme les autres.
Isabelle Ducas, le 27 septembre 2023
Cette histoire est inspirée de la vie d'Antonietta Gonsalvus. Elle se fonde sur des sources d'informations variées, mêlant très librement fiction et réalité.
Il était une fois, il y a bien longtemps, une fillette répondant au joli nom d’Antoinetta Gonsalvus et à qui, plus souvent qu’à son tour, on disait : Oh, incroyable comme tu es laide… laide, laide, laide ! C’en est vraiment stupéfiant !
Antonietta, de s’entendre dire des choses pareilles, en était très malheureuse et, évidemment, la pauvre enfant se désolait de ne pas être belle. Comment en aurait-il pu être autrement? Tout le jour, elle s’efforçait de ne rien laisser paraître du désespoir qui lui rongeait le coeur, mais, seule dans son petit lit et à la faveur de la lune, à se perdre dans les motifs de la tapisserie ornant les murs de sa chambre, il lui arrivait de se prendre à sangloter tout bas et à soupirer :
« Oh ! Mon Dieu, pourquoi m’as-tu faite ainsi, pourquoi suis-je donc si laide ? Que m’importe les belles robes et l’or des palais, je les échangerai volontiers pour un autre visage ! Mon Dieu, je t’aime de tout mon coeur et je sais bien que toi seul décides de tout ici-bas mais, je t’en supplie, la vie est si cruelle, débarrasse-moi de ce vilain minois ! »
C’est qu’Antonietta, effectivement, avait la vie rude. Celle qu’on lui faisait mener, à l’exhiber dans toutes les cours d’Europe. Si la demoiselle était bien nourrie, éduquée, parée de perles et de dentelles, ce n’était, et Antonietta le sentait confusément, que pour la rendre plus « exotique » aux yeux de ceux qui venaient la visiter comme on irait visiter un animal de foire. Une fille singe déguisée en princesse. Le public, émoustillé par l’étrange phénomène, s’interrogeait : « Mais qu’est-ce donc que cette petite femelle?… Allons donc, elle ne fait pas partie de notre espèce ou bien… Certes non, une monstruosité pareille!… Oui, mais, mignonne la monstresse… » Et les gens de la dévisager, à lancer des quolibets de toutes sortes, certains allant même jusqu’à lui tirer les poils, afin de s’assurer qu’elle n’était pas affublée d’un masque de chat! Et de fait, Antonietta, on aurait presque dit un petit chat, ou une guenon, selon certains autres.
La fillette était née toute velue. Front, menton, joues, cou et lobes d’oreilles, aucune partie de son visage n’était épargnée par les poils disgracieux, hormis, peut-être, un peu le nez et les lèvres. Elle souffrait d’une maladie génétique héritée de son père : l’hypertrichose. La génétique, à l’époque, on n’y connaissait goutte et la maladie, qui se manifestait par une pilosité démesurée, ne se soignait pas. Dans la fratrie, Antonietta n’était pas la seule à avoir hérité de la maladie : deux de ses soeurs et l’un de ses frères en portaient également la marque. De vivre en famille fut certainement pour Antonietta la période de sa vie sinon la plus heureuse, du moins la plus insouciante, mais, hélas, très vite, elle fut arrachée aux siens et envoyée à la cour de Dame Isabella Pallavicina. La noble Dame, fascinée par l’aspect sauvage de la fillette, fut ravie du cadeau et aussitôt, lui attribua la première place dans son cabinet de curiosité… Les autres cabinets vont en baver d’envie, songea-t-elle en se frottant les mains… Mais, qu’est-ce donc encore que cette histoire de cabinets de curiosité ? En quelques mots, ce sont des lieux, très en vogue pendant la Renaissance, ancêtres de nos musées en quelque sorte, qui rassemblaient des collections d’objets rares, exotiques ou étranges, des objets créés par l’homme ou issus de la nature et qui étaient censés éclairer le monde et enrichir la science. Si on y trouvait toutes sortes d’objets - tableaux, statuettes, poteries, médailles, animaux empaillés et plantes séchées, etc-, on pouvait y voir aussi, à l’occasion, des êtres humains… Oui, oui, des êtres faits de chair et d’os, exhibés comme des objets de curiosité et dont nous ignorons à peu près tout ou presque. Pourquoi tant d’ignorance ? Parce que ces êtres humains, déshumanisés, sont tombés dans le trou de l’oubli. Au mieux considérés comme des curiosités, au pire comme des monstres de foire et du fait de leur statut d’objet, on ne trouve aucune trace de leur existence dans les registres de l’Eglise. C’était il y a plus de 400 ans et Antonietta n’a pas échappé à la règle - elle ne figure pas plus que les autres dans les registres d’alors. Alors pourquoi en savons-nous un peu à son sujet ? Grâce à une peinture intitulée le Portrait d’Antonietta Gonzalvus, de la peintre bolognaise Lavinia Fontana (1552- 1614) et qui a fait sensation tout récemment. Le tableau peint à la fin du XVI siècle, inconnu jusqu’alors des historiens de l’art, participait pour la toute première fois à une vente aux enchères et a été adjugé à 1,55 million d’euros sous le marteau d’Aymeric et Philippe Rouillac lors de leur 35 ème Garden Party.
Portrait de Antonietta Gonsalvus - vers 1595,
Huile sur toile 46x57 cm, Lavinia Fontana
Il est probable que la peintre Lavinia Fontana ait rencontré Antonietta un après-midi de l’an 1594 par l’intermédiaire du médecin et collectionneur italien Ulisse Aldrovandi dont elle était l’amie et que le portrait fut réalisé peu de temps après. L’artiste excellait à portraiturer les femmes, mais pas seulement, et son talent, à voir le portrait d’Antonietta, est manifeste. En effet, au delà du rendu très maitrisé et exécuté avec brio - robe brodée, parure de perles et de dentelles, pilosité abondante du visage - la peintre a su donner une autre dimension à sa peinture et nous amène à considérer Antonietta autrement que comme un objet de curiosité. La fillette, avec son visage enfantin, semble poser sur nous, spectateur, un regard où se mêlent à la fois douceur et interrogation muette, un regard empreint d’humanité… Cette « humanité » aujourd’hui va de soi mais rappelons qu’à l’époque il en allait tout autrement et que, pour nombre de ses contemporains, Antonietta ainsi que les autres membres de sa famille n’étaient pas considérés comme appartenant à l’espèce humaine mais animale. Des sauvages, donc, et c’est ce que nous explique Antonietta dans la lettre manuscrite qu’elle tient en main et qui nous livre ici une infime partie de son histoire :
« Don Pietro, un homme sauvage découvert dans les iles Canaries, a été transporté chez son altesse sérénissime Henri, roi de France, et de là chez son excellence le Duc de Parme. C’est de lui que je suis issue, Antonietta, et que l’on me trouve aujourd’hui à la cour de Dame Isabella Pallavicina, l’honorable Maréchale de Soragna. »
Ce ne sont que quelques lignes et qui en disent bien peu, mais un peu tout de même sur Antonietta et sa famille. Quelques lignes donc, et des tableaux qui seuls prouvent l’existence de la famille Gonsalvus et nous offrent un pan de leur histoire.
Une histoire mouvementée qui commence par son père, Pedro Gonzales. Il est né vers 1537 à Tenerife dans les Iles Canaries. Alors qu’il n’a que 10 ans, il est offert à Henri II (1519-1559) sacré roi de France en 1547. Selon les historiens, c’est lors de son sacre que l’enfant fut offert, tel une « bête curieuse », dont la possession était à l’époque considéré comme prestigieuse. En effet, Pedro Gonzales, était atteint d’une maladie du nom d’hypertrichose. Sa particularité : Une Pilosité envahissante (terme issu du grec hyper = avec excès / thrix = poils), appelé « syndrome d’Ambras » jusqu’à la fin du XIXe siècle. Une maladie génétique, qui lui valut le surnom de « sauvage » au début de sa vie.Pedro Gonzales devient Petrus Gonsalvus, et bénéficie de la même éducation que les nobles, en étant sous la protection du roi.
Portrait de Pedro Gonzales, dit Petrus Gonsalvus
À la mort du roi Henri II, en juillet 1559. La reine Catherine de Médicis (1519-1589), décide de marier Petrus à Catherine Raffelin, qui découvre son futur époux le jour même du mariage.
Néanmoins, ils auront sept enfants ensemble. Quatre des enfants sont atteints de la même maladie que leur père. Sur ces quatre enfants atteints d’hypertrichose, Antonietta en fait partie.
Pouvons-nous y percevoir une forme d'expérience génétique ? Sans consentement ? Dans un but de recherches et d’évolutions scientifiques ? La théorie est tout à fait possible. D'autant plus que la famille avait un statut d'objet.
Le couple Petrus / Catherine aurait d’ailleurs aussi, inspirés le conte « la Belle et la Bête » publiée en 1740 par Gabrielle-Suzanne Barbot de Villeneuve, devenu un film d’animation produit par Disney en 1991.
Petrus Gonsalvus et son épouse Catherine Raffelin.
En janvier 1589, la reine Catherine de Médicis rejoint son époux dans sa tombe. Le décès de cette dernière plonge les Gonsalvus en disgrâce. La famille se retrouve sous la tutelle du duc italien, Ranuce de Farnèse (1569-1622). Et c’est ainsi, comme écrit sur sa lettre (portrait réalisé par Lavinia Fontana) que la jeune Antoinetta Gonsalvus, va être offerte à Isabella Pallavicina, subissant ainsi le même sort que son père.
Quel a été son sort ? A t-elle connu la saveur de l’amour, le bonheur d’aimer ou d’être aimé autrement que comme une bête curieuse ? Et combien d’années a t-elle vécu à l’ombre de sa cage dorée? Nous ne pouvons qu’imaginer… et admirer son portrait ! Un portrait qui, comme précisé antérieurement, a été adjugé à 1,55 million d’euros il y a peu. Un record mondial pour l’artiste, Lavinia Fontana qui, du royaume des morts doit bien se moquer d’argent et préférerait, à n’en pas douter, qu’on parle un peu de sa personne et de son oeuvre. Voici donc son autoportrait et quelques mots à son sujet :
Lavinia Fontana, Autoportrait au clavecin (1577),
Huile sur toile, 27 x 24 cm, Academia di San Luca, Rome.
Lavinia Fontana, née à Bologne le 24 août 1552 et dont le père était peintre, peut se former dès ses plus jeunes années dans l’atelier familial. Comme il est d’usage dans ces années-là, elle commence par peindre des portraits de membres de l’aristocratie ou de la bourgeoisie. De par son talent, elle se fait connaître très vite et les commandes pleuvent. Lavinia Fontana pourrait s’en contenter mais c’est mal la connaître. Elle entend mener sa carrière à l’égale de celle d’un homme et refuse de se laisser assignée à « résidence », c’est-à-dire à ne peindre que des scènes de genre. Lavinia Fontana, très douée dans son métier et au caractère bien trempé, surmonte les obstacles sur son chemin - une femme ne pouvant pas, en principe, accéder à la peinture historique et religieuse - et peint, dès 1577, une Sainte Famille, puis, en 1581, la scène Noli me tangere. Un exploit, Lavinia Fontana n’a pas trente ans, lorsque l’on sait que Sofonisba Anguissola, de vingt ans son aînée et disposant d’une renommée internationale en tant que portraitiste officielle de la cour d’Espagne n’abordera la peinture religieuse que vers la fin du 16e siècle. Le pape Grégoire XIII (1502-1585) remarque les œuvres religieuses de Lavinia Fontana et la prend sous sa protection. Il lui confie la réalisation de retables et lui demande même de faire son portrait. Et des portraits, notamment de femmes, elle en réalise beaucoup et avec talent. La peintre sait les mettre en lumière et excelle à rehausser le statut social qui doit apparaître par la richesse des vêtements et des bijoux qu’elle peint avec une grande minutie. La clientèle féminine lui est ainsi acquise.
Lavinia Fontana. Noli me tangere (1581)
Huile sur toile, 80 × 65,5 cm, Galerie des Offices, Florence.
En 1603, elle s’installe à Rome et est reçue en audience par le pape Clément VIII (1536-1605). Elle peindra pour lui sa plus grande composition (environ 6 mètres de large), un retable représentant la lapidation de saint Étienne. Cette œuvre gigantesque ornait l'église San Paolo Fuori le Mura de Rome (Saint-Paul-hors-les Murs) qui sera entièrement détruite dans un incendie en 1823. Elle réalise également de nombreux portraits de hauts dignitaires de la cour papale.
Distinction unique pour une femme du 16e siècle, Lavinia Fontana fut élue à l’Académie de Saint-Luc de Rome, ancienne appellation des académies des Beaux-arts. Elle meurt à Rome le 11 août 1614.